Rütjer Rühle - Médias

D'autres œuvres du peintre se trouvent dans la Sammlung Lindenberger.

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Bücher gemalter Dichtung

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Extrait d'un discours tenu par Rütjer Rühle à l'occasion de l'exposition «Résonances» qui a eu lieu en 2001 à l'Institut Français et au Heinrich-Heine-Haus à Düsseldorf, en Allemagne.

... L' œuvre de Celan a commencé à prendre de plus en plus d'importance dans mes livres de peinture que je réalisais déjà depuis vingt ans. Un jour, il y a environ quatre ans, j'ai décidé de créer des livres de grand format (70 cm x 50 cm) spécialement avec la poésie de Celan. Chaque livre contient cinq doubles-pages dont la première et quatrième de couverture. Au total, ce sont sept panneaux (Flügel-Altarschrein: retable-armoire). Ces œuvres sont présentées sur des pupitres, souvent doubles et inclinés.
J'ai nommé ces livres «Bücher gemalter Dichtung» «gemalt» (participe passé du verbe malen: peindre) pouvant par ailleurs s'écrire avec un «h» (ce qui donnerait «gemahlt» du verbe mahlen : moudre) et «Dichtung» au sens de «Dichte» (densité), notion dans laquelle s'inscrit celle du vide, de la fabulation, de l'invention voire même celle du mensonge (cf. «Dichtung und Wahrheit», autobiographie de Goethe).

J'ai commencé avec «Zeitgehöft». Deux années plus tard, les cinquante poèmes étaient répartis dans dix livres (non séparables). Par la suite, j'ai créé un onzième livre, puis un douzième d'un format plus important. Ces derniers renferment des poèmes de «Zeitgehöft» auxquels j'accorde une importance particulière. Au début, les pages écrites en noir et blanc entrent en résonance avec les pages peintes. Les espaces blancs ont autant d'importance que le texte généralement écrit à l'encre noire. Plus tard, l'écriture se mêle à la peinture et la peinture au texte ce qui amène à une espèce d'enchevêtrement, à un tissage, sorte de «grille» spatio-temporelle.

Une deuxième salle est consacrée au recueil cyclique «Sprachgitter». Mais les poèmes ne sont pas tous représentés (ceci nécessiterait un travail pour lequel je ne me sens pas encore prêt).

Au centre de la salle, aménagée de façon circulaire avec les pupitres, les toiles et les peintures sur bois, est exposé «Engführung», livre composé de sept doubles pages.

«Peut-être peut on dire que tout poême garde inscrit en lui son «20 janvier»? Mais n'écrivons-nous pas tous à partir d'une telle date?» (cf. Celan in «Méridian», 22 octobre 1960).

Le «Lenz» de Büchner commence par un 20 janvier. Le 20 janvier 1941 était la conférence de Wansee au cours de laquelle fut décidée la «solution finale» (Endlösung). Les bourreaux des parents de Celan parlaient sa propre langue maternelle: l'allemand, littéralement la langue de sa mère.

L'holocauste (en grec sacrifice par le feu) apparaît explicitement comme thème principal dans «Sprachgitter», cette grande fugue. Ce thème était déjà présent dans le premier poème du recueil «Stimmen». L'un des poêmes de «Sprachgitter» s'intitule «ein Auge offen» (un œil ouvert) et renvoie à la phrase extraite de «Nuit et brouillard»: «la guerre s'est assoupie, un œuil toujours ouvert». (Celan a traduit lui-même le texte de Cayrol en allemand).

Dans «Engführung» (strett), le thème est littéralement conduit de façon étroite, dense et raccourcie. Etroite comme le chemin de la naissance et celui de la mort. C'est ainsi que ce poème cosmique devient Mahn-Mal (en effet les deux termes ont la même racine). Mahl en langue germanique ancienne signifie tribunal (aujourd'hui repas); malmen (grincer des dents), mahlen (moudre) et malen (peindre) sont linguistiquement proches. On pourrait aussi nommer mon livre «Engführung» Mal-Mahn (Mahnen: avertir par la mémoire).

Les voix décalées se superposent. Elles sont en devenir, retournent vers l'inoui, vers l'insupportable. Elles nous conduisent sans cesse vers la mémoire et le recueillement des générations futures tout en exigeant leur réponse et leur responsabilité.

Il y a une dimension politique véritablement universelle: la bombe atomique d'Hiroshima et de Nagasaki est là ainsi que son ombre «Flugschatten» et son tourbillon de particules «Partikelgestöber» (cf. lettre de Celan à E. Eichhorn du 10.08.1962).

Nous non plus, nous n'avons pas le droit de nous soustraire à cette responsabilité, à ce 20 janvier. Or sous alibi de «Realpolitik», nous devenons à nouveau complices ou plutôt nous perpétrons notre complicité aux crimes. Où se trouve notre résistance, notre révolte? Car nous ne marchons justement pas «auf dem Kopf» (sur la tête) ...